LA CAVE SE REBIFFE !
N. est un vieux garçon. 40 ans au compteur. Ce n’est pas du sang qu’il a dans les veines mais de l’encre ! Biberonné entre un père libraire et une mère bibliothécaire, il a grandi entouré de livres. Il aurait même su lire avant de marcher… mais c’est peut-être une légende de cette famille qui se nourrit d’histoires !
L’âge aidant, N. n’a pas renié la fibre familiale puisqu’il est devenu directeur éditorial chez G. ! Si pour se nourrir, il « mange du papier » toute la journée à la recherche d’un manuscrit qui lui fera aussi bonne « impression » que celle qu’il lui offrira alors dans la collection à la célèbre couverture crème, il n’est jamais rassasié, puisque le soir, il lit encore, mais cette fois pour son plaisir ! Son trois-pièces est un temple à la gloire des livres, un musée de la littérature : du sol au plafond, les reliures débordent sur les étagères bombées comme des fonds de barque. Dans la cuisine, le four est séparé du réfrigérateur par les œuvres complètes d’Alexandre Dumas ! Et Balzac s’intercale entre l’évier et les épices.
N. vivait heureux, de littérature et d’eau fraiche… jusqu’au jour où il convoqua dans son bureau une jeune autrice, A. ; le manuscrit était intéressant mais avait besoin d’être retravaillé. N. décida de la prendre sous son aile. À quatre mains, on peut en faire de belles choses ! Ce fut d’abord la parution du roman auquel N. participa intimement… puis conquis par d’autres atouts que le style de la romancière, quelques mois après avoir accouché le 1er « enfant de papier » de la jeune autrice, il assistait à la naissance de leur fils L. !
N. est fou de joie… mais hélas son trois-pièces n’est pas à la hauteur de l’événement. Lorsqu’à la maternité, A. lui annonce qu’il faut libérer la deuxième chambre de ses 10 000 livres pour installer le nid du petit, N. sent son cœur battre plus fort qu’une machine à vapeur… Rendu chez lui, la mort dans l’âme, avec une mine de papier mâché, il charge un premier tas dans ses bras. D’une démarche de supplicié à mort, il avance en direction de la benne. Soudain, il trébuche et sa pile tombe tel un château de cartes… Le vieux monsieur du deuxième étage qui passait au même moment, se casse en deux, autant que sa sciatique chronique lui autorise.
– Tenez, dit-il en aidant à ramasser les ouvrages ; j’espère qu’ils ne sont pas abimés.
– Quelle importance… prononce N. d’une voix d’un condamné à la peine capitale. Je les jette…
– Jeter des livres, vous n’y pensez pas ! Ils peuvent faire encore des heureux ! Mais je vous reconnais, vous êtes le fils du libraire et votre mère tenait la bibliothèque. Vous n’avez pas honte ?! Ils ne seraient pas morts, les pauvres (dit-il en se signant), vous les auriez tués !
Dépité, N. lui expliqua qu’étant devenu papa, il devait libérer une chambre pour le petit.
3 jours plus tard, on pouvait lire dans le hall de la copropriété : « Nouveau service dans notre résidence : Je ʺLIVREʺ à domicile ! Les caves n° 26 & 27 sont désormais votre bibliothèque ». Le vieux voisin du 2e étage, qui vivait seul, avait demandé à N. de l’aider à vider sa cave de son bric-à-brac, ainsi que celle voisine attachée à l’autre appartement qu’il possédait dans l’immeuble. Tous deux avaient passé une partie du week-end à nettoyer au sous-sol. Avec le reste de la peinture avec laquelle il avait décoré la chambre du petit, N. avait revêtu les murs des deux caves d’une jolie couleur bleu ciel. Puis l’espace avait été garni d’étagères pour former la bibliothèque de la résidence !
Le vieux monsieur regorgeant d’idées, écrivit « Boite aux ʺbelles lettresʺ » sur le casier qui permettait au facteur de déposer son courrier. Et il invita les occupants de l’immeuble – et bientôt ceux des copropriétés voisines – à y glisser les livres dont ils souhaitaient se débarrasser. La bibliothèque devint « vivante » et accueillit ainsi son lot de nouveaux locataires !
De retour de la maternité, A. était aux anges : la chambre du petit était jolie, et alors qu’elle avait craint que la séparation d’une partie de ses livres ait atteint le moral de son compagnon, il n’y paraissait rien. Un détail intriguait toutefois la jeune femme : pour un rien, trois à quatre fois par jour, N. descendait à la cave y chercher un outil, un objet quelconque, sans qu’elle n’en perçoive l’utilité… Quoi qu’il en soit, ils étaient heureux, et la jeune autrice put bientôt penser à commencer d’ « enfanter » son deuxième roman !