Relations de voisinage

Les myrtilles

J’habite la résidence des myrtilles sur la Côte d’Azur. C’est une copropriété paisible dont le rez-de-chaussée abritait des commerces en 1999, l’année de mon arrivée. Commerçants et résidents vivaient en fort bon voisinage. Puis, en 2005, le conseil syndical a décidé de la sécuriser en faisant installer un portail flanqué d’un portillon. Dès lors la fréquentation des commerces déclina et tous finirent par jeter l’éponge à l’exception de VisioMyrtilles qui devint le dernier vidéo-club de la ville et peut-être de France à louer des cassettes VHS pour magnétoscopes. La gérante, Sylvie, tint quelques mois devant cette nouvelle configuration d’accès aux Myrtilles qui s’ajoutait à l’inéluctable vague numérique des DVD. Comment était-elle devenue gérante d’un vidéo-club ? Eh bien, laissons-lui la parole.

” Moi j’aurais voulu être actrice. Mais j’ai pas pu. A cause des dents. Les actrices elles ont les dents très très très blanches ! Mais attention ! Pas n’importe quel blanc : blanc-cinéma. C’est un blanc spécial, éclatant. Moi, j’appelle ça le ciné-cheese ! Mes dents elles sont très bien, n’allez pas croire, je les brosse comme il faut, plusieurs fois par jour avec trois dentifrices différents pour être sûre. Et puis je fume pas, pas de café, pas de thé. Alors mes dents elles sont super blanches, mais pas ciné-cheese. Comme vous me voyez là vous diriez c’est une actrice, elle a un sourire de cinéma. Merci ! Mais faut pas se fier aux apparences. Quand Alex me filme, on voit bien que c’est pas ça. Et pourtant c’est qu’un tout petit écran avec pas beaucoup de pixels. Mais ça suffit pour voir que c’est pas un sourire d’actrice. On n’y croit pas. Un sourire d’actrice impressionne la pellicule ou les capteurs d’une façon spéciale. Le mien n’impressionne qu’Alex. Peut-être que pour un troisième rôle, dans une petite série pour la télé, ça irait quand même. Mais moi, c’est tout ou rien! Les rôles où on peut se passer d’un sourire spécial, ça ne m’intéresse pas, j’aurais pas l’impression d’être vraiment actrice. Le ciné-cheese c’est comme un don, on l’a ou on l’a pas. Faut savoir renoncer à ses rêves. C’est ça être fort. C’est de Nietzsche. Lui il a pas renoncé. Il est mort debout comme on dit. Il a fini frappadingue. A quoi ça tient un cerveau! Alex, lui, il est pas fou, il livre des pizzas pour Vroum Vroum Pizzas. C’est pas terrible comme job. D’ailleurs on dit pauvre comme un job. Mais c’est en attendant. Il aurait pu être acteur lui, il a le ciné-cheese mais le cinéma ça lui dit rien. Il préfère ses pizzas. En fait, il est content de son sort. C’est ça être fort. Comme les Grecs. Ils étaient comme ça les philosophes grecs, ils attendaient que ça arrive, n’importe quoi, puis ils disaient c’est bien. Pour Alex c’est pareil, tout est toujours bien à condition que ça n’arrive pas trop vite. Il a le sens du temps. Pour livrer ses pizzas il se presse pas, en plus il respecte le code de la route, du coup il croule pas sous les pourboires. Mais il s’en fout, il est pas matérialiste. C’est pour ça que je l’aime. On va se marier. Enfin, plus tard. En attendant il fait le Grec. Moi non plus je suis pas pressée. Quand on se marie c’est pour faire plein d’enfants. Pour l’instant on en a qu’un. Marion. Chou comme tout elle est ! Je sais pas encore si elle a le ciné-cheese, il lui manque trop de dents. Des enfants j’en veux encore trois ou quatre. Ils feront ce qu’ils voudront. Je les pousserai ni devant la caméra ni dans les pizzas. Faut pas forcer les gens. Alex, je le force pas à arrêter d’attendre. Du moment qu’il attend avec moi, je suis contente. Les pizzas c’est une bonne expérience et puis c’est un métier noble, comme charpentier ou facteur ou boulanger. Mon avenir professionnel, c’est pas la grenouille en haut de l’échelle ! Le vidéo-club, je crois qu’on est le dernier de France. Mais le patron s’en fout, il a du fric et il fait ça parce que ça l’occupe. Son film culte c’est Jurassik Park, le tout premier. C’est un des films DVD qu’on a le plus loué. Moi j’aimais bien le tyrannosaure, celui qui bouffe le type dans les WC. Lui il avait le ciné-cheese ! Des dents partout, on voyait que ça, même qu’Alex trouve que trop de dents tuent les dents. Moi après avoir vu le film, j’avais peur d’aller aux toilettes. Alex avait beau m’expliquer qu’un tyrannosaure il rentrerait même pas sa tête dans le salon tellement chez nous c’est petit, alors dans les WC je risquais vraiment rien. Comme si je le savais pas ! La peur ça se commande pas et un Tyrannosaurus Rex, avec sa grosse tête, ça fait peur parce que ça renvoie à des séquences archaïques de notre inconscient. D’ailleurs les fœtus aussi ont une grosse tête. Moi j’aimais bien mon job pour son côté psycho-relationnel. Aujourd’hui je fais surtout la poussière! Et puis c’est au vidéo-club qu’Alex et moi on s’est rencontrés. J’avais commandé une Margharita et quand il est arrivé avec une Calzone toute froide, j’ai compris que c’était l’homme de ma vie. Moi je suis positive. J’aime regarder des films sur la vie des profondeurs. Les poissons, tout ça. C’est fou ce que ça me détend. Parce que l’eau ça nous renvoie au stade intra-utérin. Alex il dit que tout ça c’est des conneries. Je suis pas d’accord et c’est très bien parce qu’un couple qui est toujours d’accord sur tout c’est qu’il y en a un des deux qui prend sur lui et un jour il explose et le couple avec, ou alors à force de se taire il fait une déprime puis un cancer. Alex et moi on est rarement d’accord, ça prouve qu’on a une relation équilibrée au sein du couple où chacun peut s’exprimer et même quand on aura plein d’enfants, tout le monde pourra s’exprimer au sein de la famille sauf les gros mots parce que ça je supporte pas et Alex non plus, là-dessus on est d’accord et c’est bien, parce qu’au sein du couple il faut un consensus pour l’éducation des enfants. De toute façon, Alex est pas du genre à vouloir imposer ses idées. Si le client hurle parce la pizza est froide alors qu’elle est tiède, Alex dit OK OK OK, pas de souci. Il aurait fait un bon psy, il est à l’écoute, il laisse causer. Si tout le monde était comme lui on boufferait froid, mais y aurait plus de guerres, entre les deux y a pas photo.”

C’était Sylvie, gérante regrettée du regretté VisioMyrtilles.

Par JOEL B.